Image illustrant le projet ciblé 1 de FairCarboN

Interview des porteurs du projet ALAMOD

En juillet dernier, Bertrand Guenet (chercheur CNRS - laboratoire de géologie ENS) et Antonio Bispo (chercheur INRAE - Directeur Unité Info&Sols) se sont fait interviewer sur le projet ciblé de FairCarboN ALAMOD. Bertrand Guenet et Antonio Bispo sont actuellement co-responsable du projet ciblé ALAMOD en collaboration avec Thiphaine Chevallier (chercheuse IRD - Eco&Sols) et Philippe Peylin (Laboratoire des Sciences du Climat et de l'Environnement (LSCE)).

  • Pouvez-vous présenter succinctement ce projet de recherche ?

Bertrand Guenet : Le projet ALAMOD a débuté le 1ᵉʳ avril 2023 pour une durée de cinq ans. Nous sommes donc dans une période de phasage importante, car nous allons devoir fournir plusieurs jeux de données qui seront à la base de modélisations.

Ce projet est mené en partenariat avec le CNRS, INRAE, des universités, le CIRAD et l’IRD. Les partenaires de ce projet permettent d’apporter une expertise précieuse parce qu'ils travaillent déjà sur des sites expérimentaux de longue durée dans divers environnements (forêt, agriculture) avec divers usages, sous divers climats. Les données récoltées sur ces sites de longue durée sont donc très importantes, car elles permettent de mesurer les mêmes variables sur plusieurs périodes temporelles, ce qui est nécessaire pour que les données soient utilisées par les modèles.

 

  • Comment s’inscrit ce projet dans le contexte international ?

Bertrand Guenet : il y a une demande publique forte de pouvoir estimer le carbone qui est stocké dans les écosystèmes et également ce qu’on pourrait faire pour en stocker plus. Dans contributions déterminées au niveau national (CDN) de l’accord de Paris, il y a une partie des pays qui compte sur leurs capacités naturelles de stockage de carbone dans les écosystèmes pour atteindre leurs objectifs. La difficulté qu’on a est qu’il y a différentes méthodologies pour mesurer cela dont des méthodologies qu’on appelle Tiers 1, 2 et 3.

La méthode « tiers 1 » est la plus simple, elle s’appuie sur les facteurs d’émissions basés sur une revue de la littérature qui peuvent être très facilement utilisés par les pays qui n’auraient pas les moyens ou les infrastructures pour aller plus loin.

À l’autre extrémité, il y a la méthode « tiers 3 » qui vise à regrouper le meilleur de toutes les sciences pour une estimation la plus précise possible. Quant à la méthode « tiers 2 », elle est la mesure directe de ces facteurs d’émissions pour un contexte donné. Cette méthode demande donc énormément de mesures, ce qui est difficilement envisageable concrètement.

On a donc un niveau de complexité différent, avec un niveau supérieur qu’on espère être le plus fiable puisque plus applicable à grande échelle. La difficulté est que la méthode « tiers 3 » pose beaucoup de questions méthodologiques et scientifiques. Il faut notamment être capable d’évaluer les modèles outils utilisés donc il y a besoin d’observations, de mesures. En Europe il y a beaucoup de pays qui se lancent dans ce genre d’outils d’évaluation.

La France à cette particularité d’avoir une communauté scientifique qui est relativement performante et bien engagée dans beaucoup de projets, notamment via des instituts historiques qui bénéficient d’essais à longs termes et une recherche très éclatée avec beaucoup initiatives qui ne sont peu ou pas coordonnées. L’idée de ce projet est donc de coordonner les recherches actuelles pour répondre aux besoins urgents des décideurs publics.

Antonio Bispo : En effet, la collecte d’information existante va permettre de raffiner les connaissances qu’on a actuellement sur les niveaux de stock, sur leurs évolutions. Ces données sont éparses, pas au même format, avec les mêmes vocabulaires : elles sont donc difficiles à analyser avec plusieurs regards. Le fait de les réunir permettra d’utiliser et de développer des outils de type « tiers 3 » mais aussi d’apporter de nouvelles connaissances plus facilement utilisables et de produire de nouveaux modèles, qui sont très attendus pour appuyer les politiques publiques à l’avenir.

 

  • Le projet ALAMOD est centré sur les écosystèmes continentaux. Pouvez-vous expliciter leur importance dans l’évolution de la teneur en CO2 atmosphérique ?

Bertrand Guenet : la moitié des émissions de carbone sont stockés dans les écosystèmes et un peu moins d’un quart le sont dans les océans.

Actuellement, la grande famille de techniques de géo-ingénierie qui consistent à manipuler les variables pour limiter les effets du changement climatique est vue comme une solution. Dans cette famille, il y a par exemple les CDR (carbon dioxyde removal) avec pour objectif de retirer du carbone de l’atmosphère. Il y a des choses qui peuvent se faire dans l’océan et sur les terres émergées. Or, dans l’océan, la particularité est l’ignorance des impacts de ces actions sur les écosystèmes à cause du mélange constant des eaux, ce qui rend impossible la comptabilisation de certaines actions, dans les eaux internationales notamment.

En revanche, les écosystèmes continentaux, en particulier en Europe, sont quasi complètement gérés par l’être humain depuis très longtemps et les actions de stockage de carbone mises en place et leurs conséquences sont assez localisées. Donc, on peut facilement savoir combien de tonnes à l’hectare ont été stockés par exemple. C’est pourquoi la plupart des actions de CDR vont être sur le continent, car c’est plus simplement mesurable et contrôlable.

 

  • Quels écosystèmes allez-vous mesurer et comment ?

Antonio Bispo : nous avons prévu de nous intéresser aux écosystèmes agricoles et forestiers plus particulièrement et à leurs interactions. Nous souhaitons réunir les personnes qui ont les connaissances sur ces différents écosystèmes afin qu’elles échangent leurs connaissances et travaillent ensemble sur de nouveaux outils de mesure et de nouveaux modèles.

Concernant les outils, il y a eu beaucoup de nouvelles approches avec les données satellites et Lidar pour qualifier les biomasses forestières et les productions agricoles. L’analyse de sols en infrarouge permet aussi de multiplier les mesures. Au niveau des sols, l’analyse RockEval est une méthode d’évaluation de stabilité du carbone. Par rapport aux données précédentes, cette analyse vient compléter le panel qu’on avait et nous permet d’avoir une vision plus fine de la quantité de carbone stable ou non dans le sol. On arrive donc à mieux préciser ces choses-là dans les modèles et à changer d’échelle, car avant cela se faisait sur quelques sites et non des grandes surfaces comme maintenant avec ces outils satellite ou Lidar.

Bertrand Guenet : les approches infrarouge ou RockEval présentent l’avantage, lorsqu’elles sont bien calibrées, de faire des analyses rapides, des prédictions et donc de renseigner des modèles d’évolution des stocks de carbone des sols. Tout ceci permet de gagner du temps sur la mise en place de pratiques de gestion pour anticiper les éventuels effets de ces pratiques. Sauf que toutes ces méthodes de mesures rapides ou de modélisation n’ont d’intérêt que si elles sont évaluées face à des vraies observations. Cela demande des compétences techniques variées, d’où l’intérêt de réunir différentes communautés scientifiques pour, à la fois, du point de vue des modélisateurs, bien comprendre les approches expérimentales et leurs limites, et du point de vue des personnes de terrain, de comprendre quelles sont les données qui sont nécessaires et importantes pour pouvoir extrapoler et avoir un impact sur les politiques publiques.

 

  • Est-ce à dire qu’il n’y avait auparavant pas d’études qui faisaient le lien entre les impacts sur la forêt des actions dans le domaine agricole par exemple ?

Bertrand Guenet : les instituts de recherche sont constitués de telle manière qu’on va avoir un domaine d’étude forestier qui ne va pas être localisé au même endroit que le département d’agronomie. C’est donc difficile de mesurer l’impact de certaines actions. Par exemple, l’augmentation des surfaces agricoles en bio, du fait d’une plus grande variabilité des rendements, peut amener à un besoin accru en terres agricoles et donc impacter les surfaces forestières. À l’échelle plus globale, si on veut aller vers des pratiques agricoles plus vertueuses avec un objectif parallèle de réduction de la déforestation, il est nécessaire de pouvoir étudier les différents impacts à fine échelle, ce qui n’existe pas encore pour la France.

 

  • Quelles infrastructures informatiques/numériques allez-vous devoir créer pour mener à bien ces travaux ? Quel est le rôle d’AnaEE France notamment ?

Antonio Bispo : dans le cas d’AnaEE, il y a déjà des bases de données et des systèmes d'échange d'information sur lesquels nous pouvons capitaliser. AnaEE a déjà une infrastructure qui gère des données sur les écosystèmes terrestres. Le projet vise donc à compléter ce développement, notamment pour permettre l’intégration de nouveaux types de données.

AnaEE est un regroupement d’instituts qui travaillent sur l'expérimentation en milieu contrôlé, ils suivent déjà des sites expérimentaux donc ils ont l’expertise de gestion de jeux de données assez importants.

 

  • Ces travaux aboutiront-ils à la création d’un nouvel outil ?

Antonio Bispo : Oui, il est possible que cela crée quelque chose de nouveau. On a aussi des discussions avec DATA TERRA qui est une infrastructure qui a pour vocation d’accueillir différents types de données sur le système Terre donc peut-être que ce qu’on aura développé ira dans cette autre infrastructure plus tard.

Bertrand Guenet : il y a une grande diversité d’infrastructures qui regroupent différentes données, complémentaires, et ça n’aide pas les potentiels utilisateurs à savoir comment en tirer des synergies. Une des idées directrices de FairCarboN est de créer de la synergie entre des dynamiques existantes, mais cela demande des protocoles comparables, donc beaucoup de discussions. La recherche française dans ce domaine et ses résultats est une mine d’or sous-exploitée, car on a de la difficulté à s’organiser pour avoir un message lisible pour les décideurs publics. L’objectif est donc d’être capable de collaborer plus efficacement pour éviter des écueils lors de crises. Si la communauté est organisée, on peut espérer qu’elle pourra réagir de manière coordonnée.

 

  • Quels seront les principaux résultats de vos travaux ?

Antonio Bispo : l’objectif est que le portail de données puisse vivre après le programme FairCarboN, qu’il soit utilisé par d’autres et qu’il continue à être enrichi. Pour cela, il faut arriver à se mettre d’accord sur un vocabulaire commun, sur les types de données et leurs différents niveaux de confidentialité et leurs accès entre chercheurs et grand public.

Bertrand Guenet : ce qui explique le point de départ d’un projet comme FairCarboN c’est que la recherche est principalement sur projet, donc quand le projet s’arrête, certains outils finissent par être abandonnés. L’objectif avec ce projet est que les liens créés soient suffisamment forts pour pérenniser ces outils de mesure et de modélisation des stocks de C dans les sols et la biomasse et ainsi d’arriver à convaincre les institutions que l’utilisation et l’amélioration continue de ces outils nécessiteront un travail à plein temps pour certaines personnes.